Un air (grec) de déjà-vu
PARIS - Dans les manifestations anti-loi Travail à Paris, Rennes ou Nantes, les projectiles volent à l'avant des défilés et les gaz lacrymogènes inondent les places.
Les Black Blocks sont désormais connus de tous. A Paris, des hommes en noir descellent des pavés dans les rues avec des barres de fer. A Athènes, ils cassaient les plaques de marbre qui ornent la ville pour fabriquer leurs munitions.
Certains dénoncent ces « casseurs » nihilistes et sans projet. D'autres, tout en condamnant la violence, estiment que ces actions traduisent le désespoir d'une jeunesse trahie par les promesses de réforme du capitalisme non tenues après la crise financière de 2008.
Depuis début mai, je me suis glissée dans les cortèges parisiens, frappée par la ressemblance que je perçois avec les modes d'action des manifestants pendant la crise grecque, que j'ai couverte entre 2010 et 2013 avec les journalistes du bureau de l'AFP à Athènes.
Déjà le mouvement « Nuit debout », place de la République à Paris, me fait irrésistiblement penser à celui des « Indignés » d'Athènes en mai 2011.
Comme en Grèce, ces rassemblements nocturnes un peu idéalistes s'inscrivent sur fonds de désintégration du parti au pouvoir, le Parti socialiste en France, Pasok en Grèce.
Dirigé à l'époque par George Papandreou, le Pasok représentait environ la moitié du pays, l'autre moitié relevant du parti conservateur Nouvelle démocratie.
Au fil des réformes d'austérité, imposées par l'Union européenne et le Fonds monétaire international, le Pasok n'est aujourd'hui plus que l'ombre de lui-même, avec 16 députés (en coalition) alors qu'il a eu la majorité absolue au parlement pendant plus de vingt ans.
Et Papandréou a fini acculé à une spectaculaire démission après un bras de fer avec l'Allemagne et les pays de la zone euro qui poussaient pour faire passer en force les réformes de libéralisation de l'économie.
Alors que le PS français s'inquiète ces jours-ci de voir ses permanences dégradées dans plusieurs villes, j'ai vu aussi les locaux du Pasok attaqués et ses élus « yaourtés » (variante grecque de l'entartage) pour avoir soutenu ou voté les réformes, beaucoup plus radicales que celle qui est en discussion en France actuellement.
Pendant les quelques semaines de la période « Indignés », des centaines de personnes se réunissaient chaque soir sur la place Syntagma en face du Parlement pour tenter de trouver des solutions alternatives à la crise, en demandant plus de démocratie. Idem à Madrid, où le mouvement a donné lieu à Podemos.
Mêmes assemblées générales quotidiennes qu'à « Nuit Debout », mêmes ateliers de réécriture de la Constitution, mêmes services collectifs de repas, de troc, d'échange de talents, même refus des hiérarchies. Un peu d'utopie pour tenter de refaire un monde idéal.
A l'époque, en 2011, le mouvement des Indignés n'avait pas pris du tout en France.
Je me souviens de l'extrême méfiance vis-à-vis des médias. Le fait d'être correspondante étrangère à Athènes faisait qu'on répondait quand même à mes questions du bout des lèvres. Les journalistes grecs, accusés d'être trop inféodés au pouvoir, n’avaient pas cette chance.
Invariablement, mes interlocuteurs prenaient des pseudos, disant tous s'appeler « Heleni » ou « Dimitris ». A Paris, ils s'appellent tous « Camille ».
En Grèce, lorsque je me hasardais à poser des questions sur l'impact de la crise sur la vie personnelle de mes interlocuteurs, je recevais plusieurs fois la même réponse: « ma mère a perdu son emploi et mon père a vu son salaire réduit de 20 pourcent ».
La première fois, je notais consciencieusement dans mon calepin. Au bout de deux ou trois réponses similaires, j'en avais conclu que les Indignés avaient adopté des méthodes de communication dignes des « spin doctors » anglo-saxons: marteler un message unique, défini à l'avance, à la presse.
A Paris, comme à Athènes à l'époque, les slogans et banderoles des manifestations dépassent la seule opposition à une réforme technicienne. Ils se font globaux: « Soyons ingouvernables » (Paris, le 19 mai), « la vieille Europe meurt, à quelle hauteur vas-tu ériger tes remparts » ou encore « décapitalisme » (Nantes, 17 mai), « Tout peut basculer », « Débordons », (Paris, 19 mai) « Visons l'impossible » (Paris, 26 mai).
Paris. En remontant Bd Raspail et bd Montparnasse, après la #manif17mars #Loitravail pic.twitter.com/gZ0OVdC4JE
— IsabelMalsang-Salles (@IsabelMalsang) 17 mai 2016
Sans parler de l'acronyme anarchiste ACAB (« All cops are bastards », tous les flics sont des salauds) dont une jeune cinéaste grecque avait fait le titre d'un film. Après la Grèce, il fleurit sur les murs parisiens, devant la répression des manifestations par l'usage intensif des gaz.
Les jeunes Grecs avaient développé un réel savoir-faire. Ceux qui étaient en première ligne adoptaient une panoplie complète: lunettes de piscine pour se protéger les yeux, visage blanchi à la poudre de Maalox humidifiée (un médicament antiulcéreux pour l'estomac) pour protéger la peau, foulard sur la bouche et cagoule pour tromper les caméras de la police.
Au gré de la contestation, ils avaient ajouté des casques et des masques à gaz. D'abord de simples masques chirurgicaux en papier achetés en pharmacie, puis des masques de peintre achetés dans des magasins de bricolage, et enfin de vrais masques à gaz venus de surplus militaires. Le masque à gaz avait fini par devenir l'emblème de la contestation, faisant l'objet de peintures murales géantes dans la capitale.
Au fil des manifs parisiennes, j'ai vu s'installer les mêmes « savoir-faire » de guérilla urbaine, distillés sur des sites spécialisés du type Paris-luttes.info. Ne pas se déplacer seul, avoir du liquide physiologique sur soi... Le 26 mai, beaucoup de manifestants place de la Nation, jeunes ou vieux, sont masqués et casqués.
Ce qui oblige aussi les journalistes à s'équiper. A Athènes, nos photographes et vidéastes avaient l'air de Robocops à l'avant des défilés, coincés entre police et activistes décidés à en découdre.
Je ne parle pas ici des manifestants qui défilent dans les rangs des centrales syndicales, organisés, bardés de casquettes, gilets, banderoles aux couleurs de leurs organisations, et souvent plus âgés.
Je parle des jeunes qui ont séché les cours depuis trois mois. Notamment de Lenny, un lycéen, rencontré à Nation, qui fait toutes les manifs depuis le 9 mars dont j'ai écrit un bref portrait récemment pour l'AFP.
Un Antoine Doinel du XXIème siècle, prêt à faire les « 400 coups » face aux policiers pour s'assurer que « la rue » est à lui, et ses amis antifascistes. Six mois sous état d'urgence quand on a 16 ans, ça parait tellement long qu'il lui semble vivre sous la répression « depuis la naissance ».
Durant cette période d'apprentissage un peu particulière, « on a appris à s'aimer sous nos cagoules » me lâche-t-il. A construire un réseau de solidarité sans se connaître, face à la police honnie.
Ou à cet autre lycéen, 16 ans aussi, qui porte un brassard « street medic » et une croix rouge sur le bras. Lui ne veut surtout pas que j'écrive qu'il est secouriste à la Croix Rouge. « J'ai soigné une crise d'asthme, et un homme blessé par un éclat après un tir de la police" me dit-il, fier d'avoir amélioré son expérience de soigneur.
Certains viennent d'Italie, bastion d'une solide tradition « anar », parfois de Grèce, parfois de Notre-Dame-des-Landes, le village près de Nantes où fleurit depuis des années un mouvement de contestation contre un projet d’aéroport.
Les deux slogans repris en boucle au début des défilés sont « Paris debout soulève-toi » et « tout le monde déteste la police », souligne Thomas, étudiant à l'Ecole normale supérieure, fortement engagé dans le mouvement.
Certains ne veulent même pas le retrait de la loi El-Kohmri sur la réforme du droit du travail. Ils contestent l'autorité, la police, l'Etat. En bloc. Devant eux, l'avenir est bouché, même si le taux de chômage des moins de 25 ans baisse légèrement ces deux derniers mois.
En Grèce, 49 pourcent des moins de 24 ans, sont inscrits au chômage. La moitié d'une génération, qui s'exile dès qu'elle le peut.
A Paris, dans la manif du 12 mai, je tombe sur un jeune homme en pleurs. Sous une porte cochère des Invalides, il a les yeux rougis par les gaz, le blouson blanchi de poudre et de peinture. Non, il n'a pas envie de répondre à la presse. Mais puisque je suis là, avec les mêmes yeux larmoyants que lui et en train de cracher mes poumons, il veut bien me faire confiance quelques minutes.
Il est licencié en Sciences politiques et chômeur. Je me dis que je vais pouvoir lui poser des questions politiques.
« Pensez-vous que la gauche soit en mesure de réunir les signatures nécessaires pour une motion de censure si le gouvernement socialiste avait recours une deuxième fois à l'article 49.3 en juin pour faire passer la réforme sans vote? »
Moi qui croyais avoir visé juste. J'ai tout faux. Le jeune rebelle relève la tête. Sourit légèrement. « Ah non, mais vous n'y êtes pas du tout, on n'est pas du tout sur ces sujets, nous. On est dans un tout autre monde par rapport à ça », me lance-t-il, avant de disparaitre dans la foule.
A Athènes, un jour, la police grecque avait eu l'idée d'utiliser sur son site des images de casseurs qu'elle avait piratées sur les sites de trois grandes agences de presse internationales, dont l'AFP.
Selon un connaisseur des méthodes policières locales, la publication de ces photos n'était pas destinée à permettre d'identifier des casseurs. Mais à leur envoyer un message subliminal sur le thème « la presse internationale est du côté de la police, car elle collabore en lui offrant ses photos ».
J'avais dû contacter un avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle et menacer la police grecque de déposer plainte contre elle pour « hacking » avant d'obtenir, après de très longues heures de bras de fer, le retrait de ces photos de leur site. A Paris, la direction de l'AFP m'avait soutenue en publiant parallèlement un communiqué dénonçant les méthodes policières grecques.
Mais à Athènes, comme à Paris, les policiers supportent aussi en silence invectives et projectiles, parfois pendant des heures, sans pouvoir réagir sous peine de se faire critiquer.
La loi Travail version grecque, qui gelait les conventions collectives pour deux ans, avait été votée par le parlement en juin 2011, dans un paquet de mesures abaissant dans la foulée le montant des pensions de retraites et des salaires de la fonction publique, adopté sous la pression des ministres des Finances européens et du FMI.
Dans les défilés à Athènes, un leitmotiv revenait sans cesse: la Grèce et ses réformes sont le laboratoire de l'Europe libérale. "Méfiez-vous, toutes ces mesures vont arriver en France après nous" me répétait-on invariablement dans les cortèges.
Je me souviens particulièrement des manifs des 19 et 20 octobre 2011, qui m'ont fait froid dans le dos. Après avoir été critiqués pour leur utilisation trop massive de gaz, les policiers ce jour-là, s'étaient retirés, laissant les services d'ordre des syndicats en première ligne face aux jeunes casseurs. Avec des batailles au corps à corps sur la place Syntagma, j'ai entr'aperçu ce que pourrait être les prémices d’une guerre civile.
Paris. La place des Invalides noyée sous les gaz lacrymogènes lancés par la police #manif12mai #loiTravail pic.twitter.com/Geoeu7WijU
— IsabelMalsang-Salles (@IsabelMalsang) 12 mai 2016
Cette manifestation avait marqué un tournant. Comme l'a été sans doute celle du 12 mai à Paris, au moins sur le plan symbolique, lorsque la place des Invalides s'est retrouvée noyée sous les gaz lacrymogènes. Un dôme doré émergeant de la fumée. Ou lorsque j'entends « SO collabos », des manifestants critiquant les services d'ordre des syndicats, accusés d'être trop proches de la police.
Je me permets de faire ces parallèles car j'ai couvert énormément de manifestations dans ma carrière à l'AFP. Certaines massives, nationales. D'autres modestes. La plupart bon enfant, festives même, appartenant au folklore du dialogue social à la française.
Entre 2000 et 2004, j'ai couvert les mouvements contre les réformes dans l'Education et en particulier contre le ministre Claude Allègre, très fortes, qui avaient abouti à son éviction du gouvernement. Puis, entre 2007 et 2010, tous les mouvements sociaux contre les tentatives de libéralisation et d'assouplissement du marché du travail du gouvernement de Nicolas Sarkozy.
Hormis peut-être les manifestations de la jeunesse contre le Contrat première embauche (CPE) en 2006, jamais jusqu'à présent, je n'avais senti en France ce jusqu'au-boutisme, et ce désespoir d'une partie de la jeunesse qui se radicalise, que je ressentais aussi très fortement en Grèce, où l'on parle d'une « génération perdue ».
« Pour ma génération, ce sont les manifs du CPE qui ont servi d'éducation politique, j'étais en seconde à l'époque », souligne Thomas, en master de sociologie à l'ENS, rencontré le 26 mai dans le cortège parisien.
A Athènes, quantité de blocages de pompes à essence, de menaces de recours aux réserves stratégiques, coupures d'électricité en cascade, grèves générales à répétition.
Côté photo-symbole, au lieu d'une Porsche ou d'une voiture de police en feu, nous avons eu des motards de la police en feu, leur lourd harnachement enflammé par un cocktail molotov, sous l'objectif des photographes du monde entier, dont ceux de l'AFP Aris Messinis, Louisa Gouliamaki, et Angelos Tzortzinis.
A Paris, j'ai photographié moi-même le 19 mai un slogan, qui n'est pas nouveau, mais résume à lui tout seul ce que je viens d'essayer d'expliquer. Sur la façade d'une banque vandalisée par une équipe de casseurs, quelqu'un avait écrit: « Grèce générale ».
Paris. "Grèce générale": slogan sur une vitrine de Caisse d'épargne vandalisée. #manif19mai #loitravail #AFP pic.twitter.com/eRt2KNT8Fl
— IsabelMalsang-Salles (@IsabelMalsang) 19 mai 2016